
Les illusions perdues. Süssmilch, l’Académie de Berlin et Frédéric II : échec d’une politique de population
Author(s) -
Jean-Marc Rohrbasser
Publication year - 2011
Publication title -
bulletin du centre de recherche du château de versailles
Language(s) - French
Resource type - Journals
ISSN - 1958-9271
DOI - 10.4000/crcv.11525
Subject(s) - humanities , philosophy , art
Le pasteur Süssmilch, après avoir publié en 1741 la première version de son ouvrage majeur, L’ordre divin dans les changements de l’espèce humaine, est agrégé à l’Académie des sciences de Prusse. L’ouvrage expose une application particulière d’une doctrine alors très en vogue : la théologie physique. En effet, selon Süssmilch, les phénomènes démographiques tels que la natalité, la nuptialité et la mortalité sont régis par la volonté divine et sa providence. À l’Académie, Süssmilch lit de nombreuses communications portant sur l’histoire de la Prusse, l’origine des langues et sur son objet de prédilection : l’explication des phénomènes démographiques par une régularité statistique elle-même ouvrage de Dieu.L’objet de la présente communication est de tenter d’expliquer pourquoi Süssmilch, pasteur luthérien, ne devient pas le conseiller du prince qu’il pense pouvoir être et aspire à être. Le pasteur déclare ouvertement avoir des visées pratiques, voire politiques. Sa position sociale et ses recherches sur la population en font un membre possible du gouvernement de l’état frédéricien. Il demeure cependant un haut fonctionnaire de la hiérarchie ecclésiastique luthérienne. Comment cela s’explique-t-il ?Après avoir sommairement décrit l’activité savante de Süssmilch à l’Académie et comment est accueilli et se diffuse le savoir qu’il tente d’y introduire, je montrerai qu’une conjoncture favorable à ses desseins politiques paraissait présider à sa carrière. Süssmilch arrive en effet au bon moment : il n’a que cinq ans de plus que Frédéric II, et l’accession au trône de ce dernier coïncide avec le début de la carrière du pasteur. Les circonstances sont favorables, et Süssmilch, indiquant l’utilité de ses recherches, insiste sur leur portée politique.J’exposerai ensuite en quoi le roi et le pasteur tombent d’accord. Les vues de Süssmilch et de Frédéric II paraissent en effet converger sur plusieurs points, et non des moins importants : d’abord en ceci que la politique est une affaire de proportion ; ensuite sur la question de la liberté politique ; enfin sur cette thèse que les aléas de la réalité politique ne remettent pas en cause le nécessitarisme métaphysique. Süssmilch, disciple du philosophe Christian Wolff, lui-même apprécié du souverain, prône une politique probabiliste qui n’a rien pour déplaire au roi. En outre, le bonheur des peuples passe par une bonne population, ce que reconnaissent et le pasteur et Frédéric.J’exposerai pour finir ce qui justifie le titre d’« illusions perdues » que j’ai donné à cette communication, en détaillant les points de désaccord existant entre le savant et le prince. La religion constitue le domaine fondamental : la méfiance de Frédéric II à l’égard des théologiens n’épargne certes pas Süssmilch. Dès lors, lorsque le pasteur se mêle de tenter de conseiller le prince, celui-ci lui rappelle qui exerce réellement le pouvoir : une étude de cas le montrera concrètement. On indiquera par là ce qu’il faut, dans ce cas, entendre par « despote éclairé », ce curieux concept de l’époque des Lumières